L’enfance de James Ensor façonna l’homme qu’il allait devenir, tant par son admiration pour son père que par sa vie quotidienne dans les magasins de souvenirs de la famille. Il se créa par la suite une seconde famille à travers son amitié profonde avec les Rousseau.
Vous ne seriez pas celui que vous êtes devenu si…
Si je n’avais pas rencontré Mariette Rousseau. La rencontre capitale de ma vie, à 21 ans, une femme d’esprit, mère et mariée, pas belle, savante et frivole, alliant les fuites, les échappements de vapeur, crises d’humeur propres au sexe ventru bassine couperosé à la gravité la plus masculine, un esprit d’à-propos peu commun. Jamais je n’oublierai les bas/dessous verts de cette femme ni son besoin d’aimer ni les moustaches nobles de son époux à sursauts.
Qu’avait-elle de si particulier ?
Amour et bonté qui fait leur devise me lancèrent des pôles de la raison à l’équateur de mes sens exacerbés/de ma sensibilité. Amitié des sens et les émotions les plus crues nécessaires aux peintres.
Cette rencontre qui vous marqua en tant qu’homme et en tant qu’artiste était due au hasard ?
Oui, rencontre fortuite, secousses/émotions nécessaires à l’épanouissement de mon art/les émotions bienfaisantes combien nécessaires à l’épanouissement de mon art. Ces rayons surchauffèrent l’équateur de mes sens/désirs/pensées, les tropiques de mes sens…
Mariette était l’épouse d’Ernest, professeur de physique devenu recteur de l’Université libre de Bruxelles. Avec leur fils, Ernest, ils sont un peu devenus votre famille bruxelloise. Si les Rousseau vous ont souvent accueilli chez eux, ils vous ont aussi rendu visite à Ostende. Quel souvenir en gardez-vous ?
Nous avons beaucoup regretté les heures heureuses passées avec eux. Nous nous rappelons surtout les délicieuses promenades dans les dunes pouvant rivaliser avec les excursions joyeuses ou trempées à Groenendael et Tervueren.
Cette amitié avec les Rousseau englobait également toute votre famille. Votre sœur Mitche correspondait régulièrement avec Mariette et votre mère échangeait beaucoup avec eux. Vous avez été très touché lorsqu’ils ont envoyé un bouquet de fleurs à votre adresse…
Ma mère et famille ont été agréablement surprises en recevant les belles fleurs ; ma mère surtout a été vivement touchée.
Votre mère, justement, a aussi eu une influence déterminante sur votre œuvre, particulièrement en raison de son travail…
Ma mère, fille de marchands de coquillages d’Ostende, continua le commerce de ses parents et j’ai passé mon enfance dans la boutique paternelle entouré de curiosités de la mer et des splendeurs des coquilles nacrées aux mille reflets irisés et des squelettes bizarres, des monstres et des plantes marines. Ce voisinage magnifique, les couleurs, cette opulence de reflets et de rayons contribuèrent, certes, à faire de moi un peintre amant de la couleur et sensible aux jeux éblouissants de la lumière.
Et votre père ?
C’était un homme de grand savoir, parlant plusieurs langues. Remarquablement beau et d’une force prodigieuse. Il avait le front élevé et sa personne était empreinte de majesté. Il m’a toujours inspiré une sorte de respect craintif. C’était vraiment un homme supérieur. Ses connaissances étaient multiples. Ses aptitudes musicales extraordinaires. Il avait fait de bonnes études aux universités d’Heidelberg et de Bonn. Les questions scientifiques les plus compliquées lui étaient familières, les calculs les plus difficiles étaient pour lui des jeux d’enfants. C’était un parfait gentleman.
Pourtant, il n’a pas toujours été jugé à sa juste valeur et votre relation d’amour/haine avec les Ostendais est en grande partie due à cela…
Ses projets trop vastes et au-dessus de la compréhension des bourgeois doctrinaires de cette époque ne furent pas goûtés et surtout dénaturés et toutes ses grandes visées et ses projets élevés furent contrecarrés. Profondément froissé à la longue par l’attitude du public ostendais composé à cette époque en majeure partie d’hôteliers enrichis, brasseurs, armateurs, négociants exploiteurs, actuellement ennemis de tout progrès en innovation, mon père préféra s’isoler complètement et rechercha plutôt dans la suite la société des humbles.
En 1885, alors que vous êtes rentré à Ostende, votre père est victime d’une agression qui vous marque fortement. Que s’est-il passé exactement ?
Trois agents de police l’ont trouvé baigné de sang, à moitié assommé, la barbe et les moustaches coupées, tonsuré comme un prêtre, etc. Ils l’ont mené à la maison. Le malheureux était horriblement massacré. Nous avons dû veiller toute la nuit. Le lendemain, le médecin l’a fait conduire à l’hôpital. Il y restera longtemps le pauvre homme. En le portant à sa chambre, il nous a couverts de son sang. C’était un spectacle horrible. Le sang tombait de la hauteur de l’escalier sur la tête de Mitche.
Comment cela lui était-il arrivé ?
D’après les indications qu’il nous a données, ces scènes ignobles se seraient passées dans un café, après un souper. On aurait commencé par l’enivrer, puis on l’a tonsuré et finalement blessé grièvement. Il ne se souvient pas bien de ce qui s’est passé après. Il a désigné les auteurs de ces actes ignobles. Ce sont deux jeunes gens d’une trentaine d’années, très connus en ville et que nous connaissons fort bien. L’un d’eux venait même souvent me voir à l’atelier.
Comment votre père a-t-il réagi à cette mésaventure ?
Les blessures de mon père sont très graves. Il a la tête littéralement hachée de coups de rasoir et une plaie très profonde à la nuque. Malgré l’atrocité de l’action, les coupables resteront peut-être impunis. Un envoyé du commissaire de police est allé voir mon père à l’hôpital. Celui-ci a eu la faiblesse de ne pas vouloir de poursuites.
Il semble que vous en ayez gardé un fort ressentiment vis-à-vis des Ostendais…
L’affaire fait grand bruit à Ostende. Les brigands, qui ont arrangé comme cela mon père, sont de bonne famille. Ils passaient tantôt devant chez nous en riant aux éclats, les brutes ! Voilà le public ostendais.
Comment ce public accueillait-il votre peinture ?
Les Ostendais, public huîtreux, ne bougent pas, ils ne veulent voir la peinture. Public hostile rampant sur champ de sable, l’Ostendais déteste l’art. Vesses gluantes tournoyant dans une moule, avaleurs de choses immondes, calmars inconsistants et bourdonnants. L’année passée, trente Ostendais ont visité l’exposition. Cette année, nous arrivons au chiffre trente et un.
En 1887, la mort de votre père vous a fortement marqué…
Je vois toujours mon pauvre père. Je maudis âprement la populace d’Ostende. C’est par elle qu’il est mort. Je l’ai connu si intelligent et si beau. Si j’ai quelque qualité ou talent, c’est de lui que je les tiens. Cependant, je l’ai beaucoup négligé. Sa vie a été un martyre continu. J’espère qu’il est maintenant plus heureux. Je ne peux vous parler le langage de tous les jours. La mort d’un père change singulièrement les pensées et fait croire fermement à plus de bonheur dans une autre vie.
C’est, en fait, toute votre famille qui a eu une influence sur votre univers artistique…
Je pourrai vous donner des renseignements plus étendus sur mon enfance et ma famille. Un détail pittoresque à noter. Mes grands-parents tenaient à Ostende, rue des Capucins, une boutique de coquillages, dentelles, poissons rares empaillés, vieux livres, gravures, armes, porcelaines de Chine, un fouillis inextricable d’objets hétéroclites toujours bouleversé par plusieurs chats, des perroquets à la voix assourdissante et un singe. J’y ai passé de longues heures en compagnie du singe et des perroquets et des chats. Le magasin fleurait le moisi et l’âcre pipi du singe remplissait les coquilles et les chats marchaient entre les dentelles les plus précieuses. Cependant, cette singulière boutique était fréquentée durant la saison balnéaire par les étrangers les plus distingués.
Vous vous amusiez avec votre grand-mère ?
Ma grand-mère m’affublait souvent de costumes bizarres, aussi son singe, elle l’habillait soigneusement. Elle lui avait appris cent tours, ce méchant animal, la terreur des voisins, l’accompagnait dans toutes ses promenades.
Peut-on dire qu’elle a influencé votre goût pour les masques et les fêtes populaires auxquelles vous avez participé plus tard, à Bruxelles notamment ?
Elle adorait les mascarades. Je la vois encore pendant une nuit de carnaval dressée devant mon petit lit. Elle était costumée en paysanne coquette et son masque était affreux. J’avais peut-être 5 ans, elle en avait plus de 60.
Vous auriez pu reprendre la boutique familiale. Quand avez-vous senti le besoin de vous exprimer par d’autres moyens ?
Le goût de la peinture me vint vers les treize ans ; alors, deux vieux peintres d’Ostende, Van Cuyck et Dubar, saumurés et huileux, m’initièrent professoralement aux poncifs décevants de leur métier morne, borné et mort-né.
Pourtant, vous avez persévéré ?
Dès l’âge de 13 ans, je fus invinciblement attiré vers la peinture. Mes premiers paysages datent de cette époque. Quelques-uns furent montrés au beau Louis Dubois. Il me prédit un bel avenir artistique. En 1877 j’entrai à l’Académie de Bruxelles dirigée alors par Jean Portaels. Mes premiers dessins furent très admirés des professeurs et je remportai un second prix de dessin d’après Tête antique. Mes peintures furent moins goûtées. Mes sincères études de paysages m’avaient fait rechercher l’air ambiant et déjà je pressentais l’importance de la lumière. Les recherches neuves déplurent aux professeurs et bientôt, je n’ai jamais bien su pourquoi, je passai pour un révolutionnaire incorrigible.
Plus étonnant, vous avez eu des relations compliquées mais finalement assez riches avec… des araignées qui vous avaient attaqué en forêt tandis que vous dessiniez. Comment vous en êtes-vous sorti ?
Les araignées ayant eu conscience de ma supériorité se résignèrent à porter mon parapluie et mon chapeau. Et même me servirent d’escorte afin d’écarter les passants indiscrets m’empêchant de dessiner.
Et qu’advint-il de l’araignée géante qui vous avait attaqué ?
Depuis ce jour, je l’ai portée dans mon plafond !